Début de l'histoire : La vague

 

La vague m’a aspiré dans son ressac. Elle s’est gonflée de toute sa puissance pour frapper violemment le sable qu’elle avait dénudé. Je surfais en son sommet. Elle m’a enrobé. Je suis tombé, tête la première, enfoncé comme un clou tordu sous des tonnes d’eau. J’ai senti un craquement, cherché la surface vers le fond. J’ai été projeté en toupie perdue dans des rouleaux sans lumière. C’est au prix d’efforts considérables que j’ai rejoint la rive pour m’évanouir. Un accident. J’aurais pu y passer. Bilan : une clavicule cassée. C’était il y a cinq ans, sous les falaises de Varkala, dans l’océan Indien.


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En revenant de l’hôpital au crépuscule, à la descente du rickshaw, ma voisine de chambrée m’a ficelé dans un hamac à grosses mailles avec pour seul divertissement un crayon et un carnet en papier fait-main, acheté le matin même dans une échoppe pour touristes. « Tiens, l’artiste, ça t’occupera. » Sur la couverture en soie, un éléphant bleu circonscrit en ligne d’or et en guise de marque-page un fil tissé aux couleurs du drapeau tibétain. La nuit précédente, un orage avait coupé l’électricité. Ce soir-là, des djecos gobaient les insectes près de la source lumineuse. La douleur aigüe m’élançait. À ma grande surprise, à son retour, la demoiselle impérieuse a pris la parole. « J’ai du mal à respirer, » a-t-elle dit.

La tête noyée dans un bain d’endorphines, ne sachant que répondre, j’ai murmuré : « Eh bien ! Respire », ce qui a eu le don de l’agacer. C’est comme si je lui avais dit de manger alors qu’elle ne le pouvait pas. « Sauf que respirer, tu le fais déjà ! » La main sur la poitrine, elle a pris un air interrompu, avant d’ajouter : « Quelque chose m’en empêche. » Je ne m’en suis pas rendu compte dans l’instant, mais sur le carnet en lettres capitales, j’avais gribouillé : « Respire ». J’ai souvenir de regarder le mot incongru, sans en voir la portée, avec le sentiment suspicieux d’avoir gâché tout un carnet.


Le silence m’a poussé à réfléchir, ne pas laisser la jeune femme sans réponse. Qu’aurais-je fait, bloqué, à sa place ? « Pleure aussi, » ai-je suggéré. Le reste de la phrase est sorti avec une licence poétique : « Tes larmes retiennent tes sentiments. Fais-les sortir en ruisseaux, en torrents. » Elle s’est détournée pour réfléchir. Ça sonnait bien. J’ai allongé les mots sur la page suivante. Comme ma muse était toujours nouée à l’intérieur, j’ai lancé : « Crie plus fort ! Mets-y ton cœur, mets-y ton corps. »

Nous avons poursuivi le dialogue sans nous soucier du temps qui passe. La nuit tombée, elle m’a laissé quelques minutes pour se changer. Dans sa chambre, elle s’est mise à fredonner. Sous la douche, je l’ai entendue siffler. « Chante et siffle, » ai-je écrit. « Chante juste, chante faux. Qu’importe ! » Et j’ai tout relu depuis le début. « Chante, la, la, la. »

La vague
— Erwan Gabory - Recit autour de Respire
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