La rencontre avec Gita

 
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Cherchant où petit déjeuner, j’ai cette fois un vrai coup de foudre. Dans une papeterie coiffée de lampions colorés et de mobiles en bois, Gaïa m’accueille à bras ouverts. La commerçante me propose ses carnets, des journaux intimes incrustés de graines et fleurs du pays. Gaïa n’a pas trente ans, des yeux qui s’étirent en amande, une bouche pulpeuse affinée aux commissures. Elle est habillée sobrement d’une tunique rouge et fait preuve de douceur mêlée de respect. En la voyant dérouler de très larges feuilles de papier artisanal, j’ai le cœur émerveillé. Une idée magique s’empare de moi : qu’est-ce qui m’empêcherait de faire ce qui serait impossible à Paris, parce que trop cher : publier sur du papier fait-main ? Celui que j’appelle encore « mon poème » pourrait-il devenir un livre ?

« Excusez-moi ! » Je me précipite, impératif comme si l’idée pouvait s’envoler. « On peut imprimer sur ce papier ? Parce que je suis un écrivain - pas connu, mais demain très - et j’aimerais, si possible, créer un livre à partir de ça. » J’imagine l’objet, délicat, petit, frémissant. Je m’enflamme. Je veux la convaincre de mon entreprise pour qu’elle s’investisse. Bien sûr, un tel livre demanderait de l’énergie et du temps, mais le résultat ! Il serait un écrin subtil et fragile à manier avec prudence. Je m’emballe : il vibrerait comme les grimoires anciens usés par le temps. Il serait à part, chaque exemplaire unique. Il serait à la fois d’une simplicité déconcertante et différent de tous les autres. « Vous voyez ce que je veux dire ? » La jeune femme jusqu’ici muette m’interrompt. « No speating English, Sir ! » tranche-t-elle. Le silence est immédiat.

Gaïa m’observe. Son visage ne cache en rien son embarras. Elle n’a pas pu placer un mot. Elle aimerait répondre à ma demande. Ses yeux luisants traduisent son impuissance. Que fait- on maintenant ? Rien. On se regarde. Elle attend que je poursuive. J’ignore comment. Je suis furieux qu’elle ait cassé mon rêve. Un doigt hésitant sur le papier, je tente en dernier recours, en anglais : « Impression possible ? »

« Printing possible ! » confirme-t-elle avec un sourire ravageur.


Fin de visa oblige, d’ici vingt jours, il me faut quitter le pays. Après une douche froide, qui récure et réconforte, je file chez Gaïa avec l’idée que le livre pourrait être prêt. « Not today, Sir ! » ponctue nos Namasté. « Tommorow, two o’clock ? » C’est presque un rituel qu’elle instaure : donner rendez-vous pour le lendemain à quatorze heures précises, arriver systématiquement deux heures en retard pour offrir un thé au citron et répéter « Tommorow, two o’clock ? » en fin de session. Assis chacun sur un tabouret au ras du sol, nous nous regardons en chien de faïence. J’apprends tout de même qu’elle a vingt-huit ans. Son mari c’est Surya, son fils Erone, ce qui sonne comme Erwan quand elle le prononce.
Ah ! Contre toute attente, au bout d’une heure de courtoisie, cette fois-ci elle tire de sa poche une maquette découpée, des feuillets imprimés, rectangles blancs en papier industriel. Alors faut-il constater qu’ils sont en désordre, faire une relecture, déceler les coquilles, voir que sur la mise en page on ne s’est pas compris. « This, good ! This, no good ! ».

Elle me traîne vers le fond du magasin qui n’est autre qu’un couloir. Elle a fait porter d’autres feuilles géantes en papier artisanal et me demande de les sélectionner. Qu’est-ce que j’en sais, moi, de la perception d’une feuille A1 réduite dans le carré d’un livre ? Du fait de ma désinvolture, Gaïa prend le temps pour former mon regard. Elle présente si bien les différentes textures et épaisseurs, que je suis attiré par un rouleau à part, couleur crème et translucide par endroits. Quand je le désigne, Gaïa se raidit.

« Celui-là, non, » objecte-t-elle, les yeux écarquillés. « Pas possible. »
Mon pourquoi n’apporte aucune explication dans son anglais limité. « Pas possible, » répète- t-elle. Elle est pourtant raffinée, cette feuille. À la lumière, elle est dorée, striée de veinules. Elle est souple et légère. Elle se plie sans laisser de marque. En plus, elle sent bon ! « No, Sir ! » coupe Gaïa en me la retirant des mains, les yeux au sol, comme si je commettais une atteinte à sa pudeur.
Par défaut, mon choix se porte sur un spécimen au toucher peau de pêche, voluptueux sous une caresse.

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Erwan GaboryCommentaire